Un peu d’histoire
Moto Laverda est créé en 1949 à Breganze dans le Veneto par Francesco Laverda qui veut diversifier sa production de machines agricoles. Durant presque vingt ans, la marque produira des petites cylindrées de 75 à 200 cm3 qui se forgeront une belle réputation sportive avec, entre autres, de remarquables succès au Tour d’Italie et au Milan-Tarente. La moto-engin-de-transport rentre hélas rentre dans sa plus noire période au début des années soixante. Réactifs et visionnaires, Francesco Laverda assisté par son fils Massimo décide alors de totalement s’investir dans la moto de grosse cylindrée, un clan très fermé. Le prototype de la 650, fortement inspiré par les Honda 300 cm3 CB 77 nées deux ans auparavant, est présenté au salon de Londres 1966. La moto est commercialisée en 1968 et vite déclinée, avec le succès que l’on sait, en 750 dans ses versions GT, S, SF et SFC. Grisé par ce succès, Laverda ne cache dès lors plus son rêve de détrôner les quatre cylindres japonais avec une moto encore plus puissante et sportive. Ce sera la très originale et performante 1000 trois cylindres qui apparaît en 1973. Ambitieux et passionnés, Massimo et Piero Laverda, les fils de Francesco, qui ont repris les rênes de l’usine vont tenter un impossible pari. En dépit des ennuis financiers qui commencent, ils demandent à Giulio Alfieri, le père des célèbres mécaniques V12 Maserati, de concevoir l’un des plus sophistiqués moteurs de moto de jamais réalisé, un six cylindres en V auquel Laverda veut donner un image en course d’endurance avant d’en extrapoler des motos de série. Les investissements réalisés sont énormes, les finances de l’entreprise sont au plus bas, et ce challenge est un peu le pari de la dernière chance.
La Laverda V6 racontée par ses créateurs
Dévoilée au salon de Milan 1977, la Laverda 1000 V6, le seul six cylindres en V de l’histoire de la moto réunit sans concessions les techniques les plus avancées de son temps. Un moteur unique et une partie cycle à la pointe du progrès avec en particulier une suspension arrière à monoamortisseur horizontal sous le moteur travaillant en compression. Elle n’est pourtant qu’un premier prototype et Laverda ne voulant pas à juste titre développer conjointement un moteur et une partie cycle tout nouveaux, va se concentrer sur la mécanique abandonnant son innovante suspension arrière. En avril et août 1978, j’ai eu le privilège de rencontrer à l’usine Laverda de Breganze, le célèbre ingénieur motoriste Giorgio Alfieri, Luciano Zen et Piero Laverda les créateurs de cette fabuleuse machine.
Giulio Alfieri est certes un des grands motoristes italiens de l’après-guerre, mais son expérience motocycliste est très limitée. Présenté trop tôt, sans doute, le superbe prototype qui fait sa révolution au Salon de Milan 1977 se comporte bien côté moteur lors des premiers essais, mais le cadre révèle de gros problèmes de rigidité avec de bien mauvaises réactions de la parie arrière. Une nouvelle partie cycle est rapidement étudiée avec une suspension arrière conventionnelle et les premiers essais sont encourageants, mais le temps est compté avant le Bol d’Or ou Laverda veut faire son entrée en septembre 1978. Jugez-en par les photos que j’ai prises à l’usine de Breganze en avril pour le moteur au banc et en août avec d’ultimes modifications demandées par Luciano Zen pour le carénage qui grevait la garde au sol. Il ne reste plus qu’un mois avant le Bol et la V6 y arrivera sans même avoir pu peaufiner ses essais! Dans les ateliers de l’usine Piero Laverda, Luciano Zen le directeur technique et le motoriste Giulio Alfieri, font le point lors de nos rencontres en 1978 de leurs espoirs et de l’avancement des travaux ainsi la naissance du V6 et leurs espoirs. Luciano Zen : «Techniquement, la solution du V6 était la plus tentante. Elle nous a séduits dès le départ et nous avons fait appel pour ce faire à Giulio Alfieri, l’ingénieur le plus célèbre dans ce domaine. ». Ce six cylindres en V à 90° est disposé longitudinalement. Il a des soupapes peu inclinées (14° à l’admission et à l’échappement comme… la 1200 V-Max V4 de Yamaha !) et un refroidissement liquide. La construction fait irrémédiablement penser à la série ; pas de magnésium (sauf pour les roues), ni de titane ni d’autres matériaux exotiques. Luciano Zen avouait d’ailleurs, un sourire malicieux aux lèvres lors de notre interview en 1978 : « C’est pour très bientôt ! Nous avons un projet qui reprend le moteur de la machine d’endurance. Une moto ainsi conçue pèserait environ 240 kg, mais resterait très maniable et facilement utilisable ». On admire les conditionnels. En tout cas, maints détails, en particulier l’aspect des carters moteurs de la V6 d’Endurance, prouvent que la série était bel et bien prévue au programme. Il en sera hélas autrement. «La technique de la moto 6 cylindres est encore toute jeune et il faut tout inventer » confie Piero Laverda, alors directeur général ; mais lui et son directeur technique, Luciano Zen, sont convaincus que le V6 supplantera le quatre cylindres à court terme « Ses plus gros avantages sont la faible cylindrée unitaire et le parfait équilibrage. Quant au poids, il n’est guère plus élevé et cette 1000 n’avoue que 200 kg avec huile, mais sans essence. C’est lourd, direz-vous, mais le plus important n’est ni le poids ni l’emplacement le plus bas possible du centre de gravité, mais surtout la concentration des masses autour du centre de gravité et leur bonne répartition. Notre V6 répond très bien à ces critères et est très maniable. »
« Le V6 Laverda est dérivé du 2,7 l que j’avais dessiné pour la SM Citroën » explique Giulio Alfieri qui résume brièvement (et en français !) son impressionnante carrière. « J’ai commencé à travailler sur les motos chez Innocenti Lambretta avec des machines de record et en particulier la Lambretta 250 bicylindre en V. Ensuite je suis rentré chez Maserati (NLDR : rappelez-vous la fameuse Bird-Cage Type 64 à moteur V12 de 1962) puis j’ai travaillé chez Citroën sur le projet SM. Actuellement, je suis directeur de production de Honda Italie et je ne fais plus que de très rares visites chez Laverda pour suivre l’évolution du moteur. Pour le moteur proprement dit, le passage de l’auto à la moto n’a posé aucun problème particulier. Le V6 Laverda est dérivé du 2,7 l que j’avais dessiné pour la SM Citroën. La seule petite différence était d’éliminer les effets du couple de renversement propres aux moteurs disposés dans l’axe de la moto. Nous l’avons réalisé d’une manière tout à fait classique en faisant tourner l’embrayage en sens inverse du vilebrequin. Le gros problème avec ce moteur très puissant (140 ch à 11 000 tr/min) restait les effets de sa transmission par arbre : une force verticale sur l’arrière de la moto dont nous avons réduit au maximum les effets néfastes en adoptant un très long bras oscillant ancré très en avant sur la boîte de vitesses. Nous avions pensé évidemment à une partie cycle beaucoup moins classique, par exemple à une direction de même type que sur la Elf prototype et quelques autres solutions comme la suspension arrière à amortisseur unique sous le moteur, présentée au salon de Milan, mais comme on dit ici « qui met tout au four en même temps se brûle » et nous avons trouvé sage de partir sur des solutions classiques. Le reste sera pour plus tard.
Cette partie cycle est très simple. Le moteur est porteur avec un petit treillis tubulaire supportant la fourche et un simple tube supérieur rejoignant la boîte à l’arrière. Nous avons effectué des essais avec divers types de pneumatiques en particulier des gros pneus de 16′ (arrière 3,75/600 x 16′), mais, dans un premier temps, nous reviendrons peut-être à de classiques 18 pouces pour le Bol d’Or » (NDLR Nous sommes alors en avril 1978). Luciano Zen prend le relai et parle de la partie cycle : «Que la moto se soulève à l’accélération est un phénomène normal qu’un rallongement du bras aurait dû réduire. La solution idéale eut été un parallélogramme comme sur les premières MV des années 50, mais nous avons réalisé un bras oscillant très renforcé (NDLR : très lourd) et beaucoup plus long qui permet d’en masquer les effets et évitera à la petite équipe de défricher le terrain d’une technique encore méconnue, le principe du V6 suffit pour l’instant. Ce long bras avec ses faibles variations angulaires a aussi conduit à abandonner la superbe suspension arrière du prototype de 1977 à mono amortisseur sous le moteur travaillant en compression. Nous y reviendrons peut-être lorsque le V6 sera au point ».
Un autre phénomène inquiète l’équipe : le pneu arrière a une sérieuse tendance à partir rapidement en lambeaux du côté droit, celui qui justement travaille le plus sur les circuits qui tournent le plus souvent dans le sens des aiguilles d’une montre. La raison invoquée est que la roue tend naturellement à tourner autour de l’arbre de transmission et qu’il en résulte un cisaillage du pneu au niveau du sol. Pas de remède connu, sauf adopter une boîte transversale qui est d’ailleurs en projet comme le révèle le livre de Jean-Louis Olive et Piero Laverda. En l’attendant, il faudrait réduire le couple sur la roue en allongeant les rapports internes et en raccourcissant le braquet final ou éloigner l’arbre du point de contact avec le sol, à savoir monter une roue de plus grand diamètre. De fait, le phénomène semblait empirer lors des essais réalisés avec une roue de 16 pouces en lieu et place de la 18 pouces finalement choisie.
La course
La lourde V6 se qualifie pourtant très honorablement dans ce Bol d’Or 1978. Pilotée par Cereghini et Perugini, elle est l’une des plus rapides du plateau en vitesse pure, au niveau des Yamaha OW 31 et loin devant la Honda RCB comme elle en fait la démonstration sur la ligne droite du Castellet avec un chrono record à 278 km/h. Une belle avance qu’elle perd totalement dans les virages où elle reste lourde et peu maniable. Comme ses créateurs le craignaient après les premiers essais la transmission ne tient pas le choc et la V6 abandonne après 7 heures 20 de course à cause d’un croisillon de cardan prenant du jeu en sortie boîte. Tous les espoirs sont pourtant permis, ce Bol était considéré comme un premier test pour une moto qui n’avait d’ailleurs pas roulé sur circuit depuis ses dernières modifications et l’épreuve avait joué son rôle en permettant de définir tout de qui pêchait, en premier lien la boîte qui devait être remplacée par une boîte transversale type F1 assortie d’une transmission par chaîne. Hélas, le clap de fin arrive par surprise en février 1979 où la FIM informe Laverda que les six cylindres ne seront plus admis en course d’endurance à dater de la saison suivante, une catastrophe pour l’entreprise qui, lourdement endettée par ce projet, ne s’en relèvera pas. Laverda dépose son bilan début 1987 et arrête totalement son activité en 1988. Surprise, en 1994, la Nuova Moto Laverda, créée sous l’égide d’investisseurs japonais et établie dans une nouvelle usine à Zane non loin de Breganze, présente une réplique de la mythique 1000 V6 réalisée avec des pièces subsistantes. Il est prévu, disent-ils, une prochaine production de 50 exemplaires commercialisés au prix astronomique de 90 millions de Lires (équivalent à plus de 75 000 de nos euros du jour). L’annonce restera malheureusement sans suite. Dommage, car la 1000 V6 Laverda reste toujours, sauf erreur de ma part, le seul V6 de l’histoire de la moto. Une place qu’elle semble vouloir garder, car Honda qui présenta un superbe prototype X Wing à moteur V6 en 1999 au salon de Tokyo, ne semble pas décidé à passer à l’acte.